Anoushka Shankar, nouvel album : Traveller

Fille et disciple du Maître Ravi Shankar, Anoushka Shankar est née à Londres. Elle y vit aujourd’hui avec son mari le metteur en scène Joe Wright et leur fils Zubin, mais avant même d’avoir sept ans Anoushka passe déjà de longues périodes en Inde et en Californie. Seule artiste à recevoir une formation complète de son père, Anoushka joue et étudie le sitar avec lui depuis l’âge de neuf ans. A treize ans elle fait ses débuts d’interprète sur une scène à New Delhi — et ensuite elle entre en studio pour jouer avec son père sur l’album In Celebration.

Dès sa publication, son premier disque en solo – Anoushka (1998) – est accueilli favorablement par les critiques, unanimes. Suivent les albums Anourag en 2000 et Live at Carnegie Hall en 2001, et ce dernier disque lui vaut une nomination aux Grammy® Awards (dans la catégorie “Meilleur Album, Musiques du Monde”): Anoushka devient ainsi la plus jeune artiste à recevoir une telle distinction. Après avoir assis sa réputation dans l’univers de la musique classique indienne, Anoushka commence à explorer un mélange ‘crossover’ extrêmement fertile en fusionnant des styles entre Inde et Occident, d’abord avec un album autoproduit (et où toutes les musiques sont des compositions personnelles) – Rise, également nominé aux Grammy® Awards – et ensuite avec le projet commun Breathing Under Water. Elle participe également aux albums de Sting (Sacred Love), Nitin Sawhney (London Undersound), Herbie Hancock (The Imagine Project) ou encore Joshua Bell (At Home with Friends).

Chaque année depuis ses quatorze ans, Anoushka passe une partie de son temps à voyager – en Asie, Australie, Europe ou en Amérique du Nord – en tant que sitariste classique; et depuis 2007 elle voyage également avec son groupe expérimental, “The Anoushka Shankar Project”. Elle partage des scènes avec des artistes tels que Peter Gabriel, Herbie Hancock, Elton John, Madonna, Nina Simone, Sting ou James Taylor, et en 2008 elle fait une tournée en Inde et joue dans cinq villes avec le groupe de rock mythique Jethro Tull.

Sans doute la première championne des concertos pour sitar composés par son père Ravi, en 1997 Anoushka interprète son Concerto N°1 aux côtés de Zubin Mehta avec l’Orchestre Symphonique de Londres; elle vient de présenter cette œuvre encore récemment au Festival du Printemps à Prague, et aux concerts « London Proms » avec l’Orchestre Symphonique de la BBC. En 2009 elle crée le Concerto N°3 aux Etats-Unis (à Carnegie Hall) avec l’Orpheus Chamber Orchestra: c’est un triomphe. Parmi d’autres créations d’œuvres écrites par son père: une composition pour sitar et violoncelle avec le violoncelliste Mstislav Rostropovich (lors du Festival d’Evian en 1999); la pièce Mood Circle (au Forum Economique Mondial, New York, 2002); Nivedan, en 2003 (également à New York, lors du concert Healing the Divide pour la paix et la réconciliation dans le monde); et, au Royal Festival Hall en Angleterre (2010), Symphonyavec le Philharmonique de Londres.

Anoushka fait ses débuts officiels en tant que chef d’orchestre à New Delhi, lorsqu’elle crée la composition Kalyan de son père — et elle tient le bâton avec lui et George Harrison en 1997 lors de l’enregistrement de Chants of India. En novembre 2002 Anoushka participe au concert historique donné en souvenir de George Harrison au Royal Albert Hall de Londres.

En reconnaissance de ses talents de musicienne, le parlement britannique lui remet en 1998 le blason de la Chambre des Députés. En 2003 l’Académie de la Télévision Indienne [ASMI] en association avec India Times choisit Anoushka comme l’une des quatre “Femmes de l’Année” en Inde, et l’année suivante Anoushka Shankar est élue parmi vingt “Héros d’Asie” choisis par l’édition asiatique du magazine Time.

En mai 2011 Anoushka Shankar signe un accord d’exclusivité avec le label Deutsche Grammophon. Le premier enregistrement qui naît de cette nouvelle association est Traveller, disque qui explore le pont d’évolution qui relie le Flamenco à la musique de l’Inde. Suite à la publication de cet album (à paraître en automne 2011), Anoushka Shankar débutera une tournée qui visitera l’Europe (novembre/décembre 2011), l’Inde (janvier 2012) et les Etats-Unis (printemps 2012).

A propos de Traveller par Nitin Sawhney :

Les racines du flamenco sont en Inde. Et dans cette tradition explosive, nombreux sont ses adeptes modernes qui tiennent à redécouvrir ce lien et à le souligner. Au début de leurs spectacles, des danseurs – de Joaquín Cortés à Sandra La Espuelita – ont spécifié très clairement cette origine de leur culture; des maîtres de la guitare comme Pepe Habichuela ou encore Paco de Lucía, notamment dans son travail avec John McLaughlin, apportent à leurs compositions des références fortes évoquant ce passé culturel; et aujourd’hui le groupe populaire espagnol Ojos de Brujo, ainsi que le groupe Indialucía, moins connu, célèbrent avec exubérance le patrimoine oriental du flamenco.

Pourtant, on sait peu de choses de la vraie histoire de ce lien. De manière générale, on suppose que le flamenco prend ses racines dans l’exode des “Intouchables” qui quittent le Pendjab vers 800-900 après J-C. Ce peuple devient les tsiganes/Roms des traditions populaires, et qui traversent l’Asie et le Moyen Orient pour enfin s’installer en Europe. Aujourd’hui encore, on constate que des tsiganes du Rajasthan se servent de castagnettes anciennes pour embellir leurs chansons traitant de l’existence nomade et de la piété spirituelle. Car c’est dans ces chansons que l’on identifie clairement les origines du flamenco. Indéniablement, l’une des définitions de la musique flamenco est le chant, cante. En fait, à l’origine, le flamenco se compose uniquement de cante, avec des accompagnateurs-« percussionnistes » qui battent des mains – palmas sordas – ou qui frappent un objet avec leurs doigts. Quant à la guitare, variante de l’ūd arabe, elle s’incorpore petit à petit au flamenco pendant le 19ème siècle.

Dans la plupart des études académiques, cependant, comme dans de nombreuses explorations du style, on fait peu allusion aux connections techniques qui lient le flamenco aux traditions classiques indiennes. Pour des musiciens ou des danseurs, il est facile d’aller plus loin et de trouver la trace des origines du flamenco dans le Natya Shastra, traité indienne des arts et de la spiritualité dont l’écriture remonterait à la période entre 200 avant J-C et 200 après J-C. C’est dans ce traité que l’on trouve pour la première fois des hypothèses qui suggèrent que la danse, le théâtre et la musique doivent posséder un langage commun pour communiquer et collaborer. Ceci est encore une évidence dans le lien rythmique fort qui existe dans le nord de l’Inde entre des danseurs kathak et les joueurs de tabla, et dans le sud entre les danseurs bharata nātyam et des virtuoses du tambour mridangam.

Plus fascinant encore: dans la complexité du jeu de jambes pratiqué par des danseurs flamenco, on découvre des échos du traité Natya Shastra, et dans la polyrythmie tout aussi complexe fournie par le cajón et la guitare. Cette puissante relation rythmique entre danseur et musicien n’existe nulle part – à part en Inde et en Espagne – d’une manière aussi limpide.

Des danseurs et des musiciens de l’Inde et de l’Espagne ont récemment appris avec passion la découverte de l’ancienneté de leurs liens, et d’une source orale commune. Une danseuse classique, l’indienne Rajika Puri, a décrit les défis techniques de cette réunion des sources quand on travaille avec des danseurs et musiciens flamenco: “Tout d’un coup, mon corps a commencé à exécuter les lignes fortes et bien définies des adavus[pas de base] d’une bharata nātyam. Mes pieds se sont mis à taper avec la puissance de cette forme de danse du sud de l’Inde, comme j’ai appris à l’amener à sa conclusion: non pas en marquant notre sam (ce qui serait leur 12ème temps), mais sur le 10ème: Taam_ta kita, tei_dhi nata, taka dhiku, kitataka tarikita, tom!”

Dans la tradition des Hindoustanis, sam est le point culminant d’un cycle, point marqué normalement sur le premier temps. Cette perception du sam arrivant sur le premier temps d’un cycle est différente de ce qui se passe dans la forme flamenco bulería à 12 temps, où l’on marque le 12ème temps – technique perpétuée par Paco de Lucía pour créer une impression constante d’écoulement. Le flamenco peut donc être considéré, même aujourd’hui, comme une extension dynamique de la forme classique indienne; et il évolue constamment pour engranger de nouvelles idées à travers la diaspora.

Personne mieux qu’Anoushka Shankar n’incarne plus brillamment cet esprit d’innovation et d’expérimentation. Grâce à ses profondes connaissances de la forme classique indienne – et aux qualités héritées de son père, génial inventeur – Anoushka repousse constamment des frontières de toutes sortes. Avec Travellerelle s’insinue dans les moindres méandres du flamenco moderne grâce à la loupe éclatante de la technique hindoue. Essentiellement, Travellertrace dans le temps et dans l’espace la courbe spirituelle qui relie deux formes musicales hautement évoluées: un lien entre leur gestation dans l’antiquité et leur zénith moderne. Album de l’innovation, album de la renaissance – l’ancien et le nouveau culminent parfaitement. Et quand on sait que la naissance du premier enfant d’Anoushka fournit le moteur de cet album, cette culmination n’en est que plus appropriée.

  • Sortie le 17 octobre 2011 chez Universal Jazz
  • En concert le 8 novembre 2011 à la Cigale

En mai 2011 j’ai eu la chance de pouvoir faire le point sur cet album avec Anoushka et son producteur Javier Limón:

Nitin Sawhney: Quelle inspiration était derrière cette envie de faire ton album flamenco, et de réunir ces deux traditions?

Anoushka Shankar: Rien que l’amour de la musique, en fait. J’ai toujours aimé le flamenco. Il me fascine. J’ai toujours connu une attirance pour cette chose qui, dans le flamenco, est très similaire à ce que j’adore dans la musique classique de l’Inde: une sorte de musicalité débridée dans l’expression, qu’il s’agisse d’une voix seule, d’un sitar ou d’une guitare. Bien sûr, il y avait aussi des racines communes, des similitudes techniques à explorer, et quand tu commences à jouer avec ces choses-là, tu peux vraiment approfondir le sujet de plusieurs façons, toutes délicieuses. Mais mon envie est venue simplement du fait que j’admire cette musique, et que j’avais envie de l’apprendre en la jouant.

NS: Javier, qu’est-ce qui t’attire dans la musique classique indienne et le jeu d’Anoushka?

Javier Limón: Quand Anoushka joue de la musique indienne pure, pour nous autres, elle joue du pur flamenco. Pour tous les gitans, pour Paco [de Lucía] comme pour moi, pour nous tous, quand elle joue indienne on dit parfois, “Mais, tu joues très bien du flamenco, ça, c’est du flamenco.” Et elle répond toujours, “Non, non, ça, c’était de l’Inde, du pur indien.” La frontière n’est pas évidente parce que, voici des siècles, huit siècles peut-être, les tsiganes sont venus du Rajasthan, et de là-bas ils ont beaucoup apporté, au style et à la musique flamenco. Les tsiganes ont créé ce qu’on appelle flamenco aujourd’hui, avec les Chrétiens et les Juifs en Espagne et avec les Arabes. C’est pour cela qu’il y a beaucoup de choses ont commun qui font que nos formes musicales sont frères. Le flamenco est très jeune: il a deux cents ans environ. Pour moi, le flamenco est comme le petit frère de la musique indienne.

NS: Quelle est la part de cet album consacrée aux deux formes musicales – flamenco et classique indienne – et quelle est la part réservée à la recherche de thèmes et d’émotions? Je me demande même si vous étiez conscients, en travaillant, qu’il allait y avoir un tel mélange des styles…

AS: C’est un peut tout cela à la fois. Naturellement, les morceaux ont chacun une inspiration, une origine différente. Quelques titres, “Inside Me” par exemple, sont des mélodies de Javier qu’il m’a apportées après notre première rencontre. J’avais fait une liste de quelques ragas parmi les plus simples, ceux où je pouvais indiquer juste un do-ré-mi; puis Javier en a choisi quelques-uns, et ensuite il les a écrits sur une seule gamme. Quelques chansons, comme “Casi uno”, sont venues spontanément; et pour d’autres, comme “Si no puedo verla”, j’ai voulu aller chercher des textes du grand poète soufi Amir Khusrau, pour lier la chanson à l’Inde. Mais les moments que j’ai préférés, ce sont les moments où nous avons découvert des choses ensemble. “Boy Meets Girl”, avec Pepe Habichuela, est un exemple de ce qui peut arriver avec un projet comme celui-ci: alors que Javier m’apprenait la séquence d’accords du style granaína [de la famille des cantes classiques du flamenco], j’ai commencé à jouer en rāga Manj Khamāj. On s’est rendu compte que, sur cette gamme en particulier, j’avais la possibilité de conclure sur les bonnes notes qui conviennent à la granaína, tout en jouant le raga indien de façon pure. Et donc la chanson existe simultanément sous deux formes anciennes.

NS: C’est fabuleux!

JL: C’était très beau. Anoushka a changé ma vie: aujourd’hui j’ai un autre concept de cette musique. Quand elle a joué granaína, c’était comme une chanteuse de flamenco, pas comme une guitare flamenco. C’est ça qui est étonnant: elle joue du sitar comme une chanteuse de flamenco. Ses mélodies sont comme celles des chanteurs tsiganes. Je pense que des guitaristes vont beaucoup apprendre en l’écoutant. Sa façon d’exprimer les mélodies me fait venir les larmes aux yeux.

Propos receuillis par Nitin Sawhney

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