Leïla Martial : Dance Floor

« J’ai eu beaucoup de mal à choisir, comédienne ou chanteuse ». Cet aveu reflète bien la personnalité et l’originalité de Leila Martial. Expressive, la jeune chanteuse joue de sa voix comme d’un instrument et propose un langage authentique. Ce n’est pas un hasard si son groupe se dénommait initialement « Mime & Phonium », soit « Le geste et le son ». Cette singularité est déjà appréciée par les professionnels : le très rigoureux jury du Concours national de jazz de la Défense lui a décerné en 2009 le premier prix de soliste, récompensant pour la première fois de son histoire une chanteuse.

Ses qualités, Leila Martial les tient d’abord de ses origines. Elle est véritablement ce que l’on appelle « une enfant de la balle » : un père hautboïste classique et professeur de solfège, une mère chanteuse lyrique. Sa voie est tracée : la jeune ariégeoise joue du piano et chante. L’école, ce sera le collège de Marciac, la cité gersoise réputée pour son festival international de jazz, où elle apprend les rudiments du métier aux côtés d’un futur espoir du saxophone, Emile Parisien. Et pourtant Leila hésite : elle intègre le conservatoire d’art dramatique de Castres. Mais la passion du jazz est la plus forte et à 17 ans elle entre au conservatoire de musique de Toulouse pour trois ans d’études couronnées d’un prix, bientôt suivies d’un semestre au conservatoire de San Sebastian. Les bases sont acquises-le répertoire, la technique vocale-le tempérament est là. Reste à conquérir une personnalité. Leila se lance sur scène, en duo (avec un guitariste, un accordéoniste), en grand orchestre. Elle aime avant tout improviser, commence à forger son propre langage sur base d’onomatopées . « Très tôt les langues étrangères m’ont fascinée, je passais des heures à les imiter et à en inventer de nouvelles. Lorsque j’ai entendu Médéric Collignon pour la 1ère fois, ce fut comme une révélation, j’ai été troublé par les affinités esthétiques qui nous reliaient, j’ai cru quelques minutes que c’était moi qui chantait ». Refusant les classifications, Leila entend être une « chanteuse tout terrain ». Ses inspirations, elle les puise dans la musique tzigane- sa toute première passion- le classique- l’influence de ses parents-, le contemporain –Steve Reich, Arvo Part- le jazz bien sûr- avec un faible pour Betty Carter, Abbey Lincoln, Eric Dolphy, Médéric Collignon – mais aussi la chanson – Barbara, les Beatles, Simon & Garfunkel…

Son premier album-non commercialisé- sera consacré à des standards. Début de reconnaissance du milieu. Leïla se sent pourtant à l’étroit. Elle se met à la composition et se passe du « carcan harmonique » du piano. Son quartet se forme, en 2007 avec Eric Perez, “mon alter ego” (batterie, sampling, voix), Jean-Christophe Jacques (saxophones ténor et soprano), Laurent Chavoit (basse). Un groupe qui obtient son visa de renommée nationale en décrochant deux ans plus tard le 3ème prix du Concours de la Défense.

Ainsi rassurés, les quatre enregistrent leur premier disque, fait de compositions originales à l’exception d’un titre signé Billie Holiday et Mal Waldron. « Ce disque est à notre image, entre densité et dénuement », analyse justement Leïla. Jeune femme frêle, Leila Martial s’impose aujourd’hui avec un langage où l’intensité alterne avec la fragilité.

Profil(s) d’une chanteuse – autoportrait cubiste composé de fragments d’une interview donnée le 31 octobre dans un bar de Pigalle, à Paris…

Famille
Je suis née en 1984 dans une famille de musiciens, mon père était professeur de solfège et de hautbois, directeur d’une école de musique dans une petite ville d’Ariège, et ma mère chanteuse lyrique, à l’opéra, dans des choeurs… Petite, j’ai toujours vu mes parents travailler, répéter ensemble, parler et vivre la musique au quotidien. On se réveillait tous les matins avec France Musique, on chantait tout le temps… Mon père adorait les chansons du Monde, les choeurs russes, bulgares, la tradition tzigane… Ma mère écoutait les « grands » de la chanson française, elle m’a transmis très tôt sa passion pour Barbara. Elle adorait Abbey Lincoln aussi, probablement la première chanteuse de jazz que j’ai écoutée avec Sarah Vaughan. La musique était là tout le temps, partout…

Écoles
J’ai pris des cours de piano dès l’âge de 5 ans avec un prof qui faisait de la variété jazzy et à 10 ans j’ai intégré le « collège de jazz » de Marciac. Il n’y avait pas vraiment de discipline dans ces premières promos, on nous initiait à l’improvisation, le prof de sax nous donnait quelques rudiments de scat mais ça restait très ludique…Je garde un souvenir ému de cette période. Par la suite si j’ai cumulé les formations en passant d’une école à une autre ( Music’halle, Conservatoire de Toulouse, CNSM de San Sebastian, CNR de Montpellier, l’Edim…) ce n’est pas pour les diplômes mais pour multiplier les expériences. Je me suis toujours considérée comme ayant une faible capacité de travail et j’ai ressenti le besoin de ces institutions pour être stimulée, pour avoir des objectifs précis et des comptes à rendre… C’était aussi une façon de repousser le moment de se retrouver face à soi, au grand vide…

Musiques
Je me découvre très vite une vraie facilité pour la musique. Je flashe sur le gospel, les traditions tziganes, hongroises, roumaines, la musique qui pleure, qui vit, qui accélère, s’emballe, qui mène à une sorte de transe, c’est le moment où la voix prend beaucoup d’importance et où la question se pose pour moi de savoir si je serais épicière de mon village plus tard ou chanteuse de gospel… Mais j’ai la passion du théâtre aussi. Je comprends que ce qui me pousse c’est une vraie urgence à être sur scène ; que ce qui me plait le plus c’est l’improvisation, le fait d’avoir à m’adapter à n’importe quelle situation, à n’importe quel style de musique, d’imiter ce que j’entends, d’inventer des langues imaginaires, de me faire caméléon. Même si j’hésite encore entre devenir comédienne, danseuse ou chanteuse, je me promets à ce moment-là d’être excellente dans le domaine où je m’investirais. De ne pas faire les choses à moitié. J’ai finalement choisi la musique parce que j’ai senti que c’était ce dont je pouvais le moins me passer.

La voix
Pour moi la voix c’est la mise à nu par excellence. J’ose tout quand je chante. Mais je n’ai pas une voix exceptionnelle. Ce que je fais vocalement n’est pas induit par des facultés techniques particulières mais par ma façon d’entendre la musique. D’une certaine manière avoir une trop belle voix peut être un handicap car il est facile alors de penser qu’on peut se dispenser de travailler. Ça n’a pas été mon cas… Je pense avoir développé ma musicalité pour compenser les limites très concrètes auxquelles je me suis trouvée confrontée… Je tombais souvent aphone parce que j’avais une façon de chanter beaucoup trop « tripale ». A la fin de mon adolescence j’ai rencontré une femme exceptionnelle, Michèle Zini, qui m’a prise sous son aile et a totalement rééduqué ma façon de gérer mon souffle, de poser et projeter le son. En 4 ans ma voix a complètement changé. Je me suis découvert une tessiture de soprano colorature, très aiguë, là où sous l’influence de la musique tzigane je me fantasmais une voix profonde et grave. J’ai une voix très fluette en fait sans beaucoup de volume. Mon énergie, je la trouve ailleurs. Ça a été un travail difficile, de dentelle, qui m’a permis d’arrêter de me violenter. J’ai appris à accepter le fait que ma voix est fragile et qu’il faut que je la respecte.

Le jazz
Je suis venue au jazz parce que c’est la musique qui dans notre culture pousse le plus loin l’improvisation. Mais c’est plus un choix de raison que de passion. Au fil des années j’ai bien sûr découvert des musiciens qui m’ont enthousiasmée comme Eric Dolphy ou John Coltrane que j’ai adorés spontanément et que j’écoute toujours, mais de là à affirmer qu’ils ont joué un rôle de modèles, je ne le dirais pas comme ça… Chez les chanteuses, ce sont les grandes rythmiciennes qui m’ont toujours fascinée, Betty Carter en tête. Le moment où les chanteuses de jazz se mettent à privilégier le timbre je l’ai d’abord vécu comme une solution de facilité, fougueuse jeunesse oblige. C’est tellement grisant d’émettre un son, pourquoi s’astreindre à toutes ces gammes… Je me suis intéressée à la musique improvisée bien sûr et j’aime des musiciennes comme Sidsel Endresen ou Lauren Newton… Je me suis inspirée des techniques traditionnelles de chant aussi, j’ai emprunté tous ces chemins à un moment ou à un autre, mais je ne suis pas engagée sur ce terrain. Par ambition, par orgueil peut-être, j’ai désiré passer par la phase de la maîtrise technique.

La virtuosité
La virtuosité m’a longtemps fascinée. J’ai toujours eu cette ambition étrange de l’excellence et chez les chanteuses pour moi ça passe obligatoirement par là. L’improvisation vocale en jazz c’est avant tout le bop, j’ai donc beaucoup travaillé ce type de phrasé en écoutant les grands saxophonistes du genre comme Charlie Parker ou Cannonball Adderley puis plus tard en relevant des solos de Lee Konitz. Durant mon apprentissage je ne me suis pas identifiée aux vocalistes. Mon désir, c’était de trouver une façon de chanter qui se rapproche des techniques et de l’expressivité du saxophone : c’était lui mon grand référent. Je me comparais à mes amis qui travaillaient leur instrument 10 h par jour au conservatoire et je ne me trouvais pas à la hauteur. C’était de l’orgueil, je voulais prouver que je pouvais faire comme eux, j’avais tout simplement l’ambition de révolutionner le chant et j’ai travaillé dans ce sens. Je me suis imposée une pression qui s’est avérée n’être pas toujours productive mais qui me donne aujourd’hui une certaine liberté. J’aime l’idée d’être en mesure de tout pouvoir tenter à chaque instant. Quand je suis sur scène je suis sur le fil, je m’aventure toujours à la limite de ce que je suis capable de faire, c’est comme ça que j’ai l’impression de progresser… Dave Liebman a l’habitude de dire : « Vous les Français, vous travaillez sur scène et vous jouez chez vous »… Et bien c’est tout à fait moi !

Chanteuse
Et puis progressivement je me suis aperçue que l’ambition technique ne suffisait pas à me faire vibrer. J’ai évolué. Ce besoin de me confronter aux règles d’un monde fondé essentiellement sur la performance, l’impro, le solo, j’ai réalisé que ça ne venait pas d’un désir profond. En fait plus j’avance plus la technique devient seconde pour moi. Depuis quelque temps je sens que j’ai fait le deuil d’être instrumentiste et la musique a gagné, notamment sur scène, à ce que j’accepte de prendre enfin ma place de chanteuse. Etre dans une certaine simplicité, chercher à poser une mélodie le plus justement possible, échapper à cette notion de rivalité instrumentale. Aujourd’hui je sais qu’il faut choisir, qu’on ne peut pas tout faire, qu’on ne peut pas tout être, qu’il faut se définir à un moment… J’ai compris qu’être chanteur c’est un travail intérieur, une façon de s’immerger dans la musique, et que ma principale qualité c’était cette urgence à exprimer… J’ai l’impression que le fil dans mon parcours, c’est le souci de l’émotion. Il y a quelque chose de physique et de grave dans ce que je fais, un mélange de précision et d’engagement…

Chanteuse « de jazz »
Quand tu acceptes de te considérer comme chanteuse et que tu as l’ambition de t’imposer dans le monde du jazz, il y a beaucoup de pression parce qu’il faut aller à l’encontre de tout un tas d’idées reçues, rattraper une sale réputation, sortir du cliché de la chanteuse de jazz, prouver constamment que tu es une vraie musicienne. C’est un monde difficile, un peu macho. Pendant longtemps j’étais dans la réaction, j’arrivais sur scène habillée comme un sac, je faisais la gueule, je ne chantais pas les thèmes, je ne faisais que de l’impro, pour moi être une chanteuse c’était lourd… Je viens tout juste de comprendre que ce n’est pas parce que je me mets en robe et que je souris au public que je ne suis pas une musicienne. Et ça change tout… Aujourd’hui j’assume totalement de reprendre un standard comme Left alone. Pour moi ça fait référence à Abbey Lincoln, au disque « Straight Ahead » avec Dolphy, Max Roach… Si on veut bien considérer le jazz comme une musique en perpétuelle évolution, je me sens véritablement appartenir à cette histoire. C’est la vision arrêtée, passéiste de cette musique, dans laquelle je ne me reconnais pas. Pour prendre les choses à l’envers, je dirais que s’il y a bien une musique qui se rapproche de ce que je fais c’est incontestablement le jazz… Ensuite, mon défi personnel est ailleurs…

Dance Floor
Ce disque est à la fois un condensé de tout ce que j’ai traversé, un aperçu de ce que je suis aujourd’hui, une cristallisation de toutes les problématiques qui m’occupent actuellement et un carrefour qui, je le sens, m’ouvre d’emblée de nouvelles perspectives. C’est aussi le fruit d’un travail collectif qui vient concrétiser près de cinq années de collaboration extrêmement étroite avec Eric Perez, le batteur du quartet. On a beaucoup de goûts en commun, un même amour pour la musique qui chante et des jugements voisins sur l’esthétique, notamment sur le jazz qu’on trouve souvent trop cérébral ou référencé. On est très complémentaires dans le travail. Eric est un super rythmicien mais il a surtout un grand sens de la mélodie : « Avant de sourire » ou « Petite fêlure » sont comme des petits écrins lyriques qui me mettent parfaitement en valeur. En retour mes compositions plutôt centrées sur le rythme comme « Dance Floor » par exemple mettent en évidence son groove incroyable… Ce disque c’est un peu notre bébé.

L’heure de vérité
Ce qui frappe à la porte et dont ce disque rend compte, c’est le désir que j’ai de plus en plus intense d’entrer en contact avec ce que je suis vraiment, de révéler mon véritable monde musical. Pour moi ça signifie obligatoirement s’éloigner des catégories instituées. J’appartiens à une génération qui est moins dans un au-delà des genres que dans le conflit des genres. Beaucoup de musiciens pensent et font leur musique contre d’autres. Ça trahit selon moi une peur de ne pas être accepté ou reconnu. Il est vrai que chercher à vivre le plus pleinement ce que l’on est et faire le pari de l’honnêteté avec soi-même c’est prendre le risque de se condamner à une forme de solitude. Mais je suis prête à ça ! Stéphane Ollivier

  • Leïla Martial : voix
  • Eric Perez : batterie, sampling, voix
  • Jean-Christophe Jacques : saxophones ténor & soprano
  • Laurent Chavoit : basse
  • Leïla Martial « Dance Floor » Sortie le 20 mars 2011 sur le label Outnote Records (distribution Harmonia Mundi)
  • En concert le 23 mars au Sunset-Sunside 60, rue des Lombards, 75001 Paris

Teaser de l’Album :

Une réflexion au sujet de « Leïla Martial : Dance Floor »

  1. Formidable Leïla,
    Je suis tout enthousiaste de savoir que ta voix te porte maintenant dans ta vie. Je suis envouté par tes sonorités et ta présence intérieure; c’est pas Michèle qui dirait le contraire ! elle qui t’a vu « naitre » et prédisait déjà ton éclosion.
    Reste pure à tes envies et tes utopies car le monde que tu vas forcément côtoyé est certes stimulant mais aussi très polluant.
    J’achèterai ton album à mon retour mi-avril; en effet nous partons avec ma compagne Kathrin dans 15 jours  marcher en Indonésie…c’est notre « album » à nous !
    Je t’embrasse.
    Didier

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